Le philosophe Jürgen Habermas évoquait joliment " le désir d'Athènes ", pour qualifier une aspiration profonde à l'idéal démocratique. Mais le désir d'Europe.. ? Le " non " sans appel opposé par la France à l'adoption de la Constitution, il y a juste un an, a aussi confirmé qu'il manque encore quelque chose au projet européen. Et douze mois plus tard, le désaveu serait le même, s'il fallait revoter. Les raisons de ce désamour sont multiples, mais l'Europe a contre elle un " déficit d'image " : suspicion généralisée à l'égard de la technocratie, opacité des modalités de décision, pouvoir inquiétant car invisible, sensation diffuse d'une perte des souverainetés, libéralisme réel ou fantasmé sur le mode du célèbre " l'argent n'aime pas les frontières "…
Mais où (en) est donc l'imaginaire européen.. ? Quid des symboles et des rites qui pourraient fédérer les peuples du " Vieux Continent ", par delà leurs mythes respectifs ? Poser la question revient à réintroduire du politique dans la politique.
Invoquer rites, mythes et symboles politiques éveille souvent la suspicion. Car ces mots se sont trouvés dévalués par l'air du temps. Raoul Girardet y voit l'héritage de cette primauté accordée au rationnel, depuis trois siècles, par la civilisation de l'Occident : " c'est dans le seul cadre de l'affrontement des doctrines et des systèmes de pensée que devrait être contenu le destin des Cités ". Pourtant, rites et symboles sont substantiels à l'action collective et à la vie sociale, racines et filigrane sans lesquels la politique se réduit à l'application stricte de procédures abstraites ; précisément ce qui est rejeté par de plus en plus d'Européens.
Il y a une part de mystique dans le pouvoir. Ne pas le reconnaître, c'est faire passer par pertes et profits quelques siècles de l'histoire politique européenne. François Mitterrand l'avait bien compris, monarque républicain que ses adorateurs appelaient Dieu, et qui ouvrit son règne par une déambulation solitaire et cérémonieuse dans le bien nommé Panthéon (" lieu de tous les dieux ").
Habituellement, la sphère politique se caractérise par un éventail de rites impressionnant. Investitures, passations de pouvoir, rentrées officielles, vœux, défilés, réceptions et visites d'Etats et remises d'insignes divers. Fioritures ? Non, car il est important que le pouvoir soit vu. Ces innombrables rites du pouvoir, qui démontrent le pouvoir des rites, ont principalement pour fonction de mettre " le pouvoir sur scènes ". Georges Balandier parlait de " théâtrocratie ", pour qualifier ce besoin qu'éprouvent les institutions à parader, quêtant là autant l'admiration que la légitimité.
Or, l'Europe n'a ni mythes ni rites fédérateurs capables de la constituer en corps politique homogène. Et c'est pourtant maintenant qu'elle en aurait grand besoin. Où donc voit-on le pouvoir européen ? Nulle part. Qui sort du lot pour l'incarner avec charisme (osons le mot), et s'élever au niveau de l'Histoire, par delà le très abstrait " Conseil " et les bureaucratiques commissions ? Personne. Quelle célébration sanctuarise l'Europe à l'échelle du continent ? Aucune. Quel acte fondateur constitue pour tous le " soc de Romulus " de notre maison commune ? Joker.
Chez nous, on rencontre une étonnante carence quant à l'histoire et au symbolisme européens, qui sont peut-être au cœur du psychodrame actuel. Des pères fondateurs lointains et fugaces, un drapeau bleu qui a renoncé à compter ses étoiles, Mitterrand et Kohl main dans la main à Verdun, et le tour serait donc joué ? Mais pour le reste… Un " micro-trottoir " serait sans doute édifiant, qui demanderait aux Européens la date de la fête de l'Union, ce qu'était la CECA, ou le nom du compositeur de son hymne. Ou encore ce qui les fait rêver dans l'Europe (comme projet politique et non destination touristique). Et tous les Européens savent-ils que (Jean) Monnet ne s'écrira jamais money ? Voire.
Une vraie cérémonie supranationale qui nous donnerait à voir que l'Europe est supérieure à la somme de ses parties, des " grands-messes " tour à tour solennelles et festives qui pourraient rassembler les hommes du Continent et transporter ses âmes, on ne les voit pas venir. Proposition rétrograde ? Rétrogrades, alors, les Fêtes de la Musique, du Patrimoine, et ces défilés festifs et rituels qui se sont multipliés ces dernières années, et qui tous, créent des liens, soudent les communautés et ravivent la conscience d'un partage, tout en célébrant le plaisir d'" être ensemble ".
En déshérence symbolique, l'Europe laisse les rites et les " effervescences collectives " au sport et à la religion, pour le meilleur ou le pire. En quête de symboles, d'un sens qui se met en scène et se dramatise, pour rassembler par delà les différences, et les différends. Et là est précisément la fonction des rites, qui sont des creusets. Le pouvoir, quoi qu'on en dise, doit être incarné et solennel, de temps à autre. Sans cette gravité, en souscrivant servilement aux impératifs médiatiques du jeunisme et de la petite phrase, on joue le jeu des Guignols et des animateurs flagorneurs.
Indéniablement, l'Europe que l'on nous propose est de plus en plus rationnelle et procédurale. Mais elle manque d'imagination, et surtout d'un imaginaire qui fasse rêver. Mais n'est ce pas parce qu'elle était désirable que la nymphe Europe fut enlevée par le taureau Zeus ?
Marc Abélès et Henri-Pierre Jeudy notaient justement dans leur Anthropologie du politique que " si le rituel n'est évidemment pas la seule clef de la réussite dans la conduite d'une politique, l'incapacité rituelle peut être le signe d'une impuissance plus générale et l'échec rituel, l'échec d'une politique ". Appliqué à l'Europe, le constat est édifiant.
Réfléchir sur cette sphère rituelle et cette aura symbolique qui manquent à notre Europe est plus que poésie de l'esprit ou mysticisme rétrograde. Le chantier est urgent. Il faut aussi oser instituer des occasions de célébrer l'Europe, de la mettre en mots, en couleurs et en musique, en évitant les pièges des références ambiguës, du fétichisme, du " tout religieux " ou du " tout commercial ". " Ode à la joie ", vraiment ? Mais où est la joie dans les débats actuels ? Où est l'élan des grandes gestes, et l'enthousiasme des belles œuvres ? Règnent la crispation, l'emphase calculée, le manichéisme sournois.
Il faut d'urgence réveiller dans les fêtes, les rites et les rires la conscience d'un destin partagé, ranimer le feu sacré de tous ceux - politiques, artistes, intellectuels, citoyens engagés - qui ont (eu) envie de " faire Europe ". " Il faut trembler pour grandir ", disait René Char. Savoir alors s'oublier dans un collectif pour y renaître autre et plus grand. Vaste programme. Mais s'il y a de la joie, selon l'ode, alors il y a de l'espoir.
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